Espace, vie et Agora un espace ouvert dans une institution fermée

Peu d’équipes pédagogiques, en particulier dans l’enseignement secondaire, ont la chance de pouvoir agir directement sur l’organisation de leur espace. Lors de son déménagement contraint de Jean Lurçat vers le lycée Lazare Ponticelli, le PIL a eu l’avantage de pouvoir hériter d’un espace ouvert et potentiellement aménageable dans un ancien atelier.

De par l’histoire de membres de l’équipe, l’appropriation des espaces a bien été vécue comme une chance et non comme une contrainte. En effet, la culture de l’accueil en centre de vacances ou de loisir, de la prise en charge de lieu éducatif, renforcée par la réflexion dans des mouvements d’éducation populaires, en particulier les CEMEA, dont certains membres de l’équipe sont issus,avec cette idée forte qu’un lieu et son usage sont au service d’un projet, a tout naturellement trouvé son expression dans l’installation et l’aménagement de notre nouvel espace.

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Un espace intermédiaire et indéterminé

L’agora a été conçue comme une place du village. Lieu d’entrée dans notre espace propre après la traversée du reste du lycée, elle dessert directement des espaces de travail réservés (salle de classe, bureau des professeurs, atelier). elle est aménagée avec de petits espaces, formes d’alcôves permettant un isolement relatif, des espaces plus ouverts, avec des ordinateurs à disposition, une bibliothèque en libre service, des jeux de sociétés et, dans un coin, une sorte de bar avec frigo et point d’eau. Quelques plantes vertes et les meubles en bois clair cassent la minéralité de cet ancien atelier haut de plafond. Le désordre relatif de l’ensemble, les affichages successifs, parfois obsolètes ou à destination indéterminée concourent à le rendre vivant et habité. Les postures peuvent y être multiples et diverses, on y passe, et on y attend un rendez-vous ; on y travaille assis, on y discute debout ; on y joue et on s’y réunit ; on y écrit et on y tchatche… Les élèves décrocheurs, ont, en sortant de l’Ecole, perdu des contraintes et gagné un sentiment, souvent passager et illusoire, de liberté. Rentrer de nouveau physiquement dans un lycée, c’est entrer de nouveau dans un espace symboliquement souvent vécu comme fermé. Trouver dans l’Ecole un espace ouvert sur tous les plans, c’est aussi se rassurer sur la possibilité de ressortir, et donc de ne pas se sentir de nouveau captif.

Un espace d’enrichissement des relations sociales et d’ambiguïté des statuts

L’Agora est un espace de travail

Pour les élèves qui y mènent des activités pédagogiques de façon autonome en lien avec les professeurs, soit parce qu’ils ne sont pas en situation d’être en cours mais peuvent pourtant être dans l’école, soit parce que leur arrivée tardive, ne leur permet pas de rejoindre le groupe classe. Ils y mènent aussi des activités autres en lien avec leur projet ( recherche de stages, écriture de CV, conception de book…). Pour les professeurs, c’est un lieu d’accompagnement (aide individuelle, tutorat) des élèves, mais aussi de rendez-vous avec les parents ou toutes les sortes de visiteurs possibles. C’est aussi un lieu de réunion en petits groupes de professeurs ou avec des rencontres plus institutionnelles. Il ne s’agit donc pas d’un espace dédié à une activité prédéfinie (comme une salle de cours), ou à un groupe précis (comme une salle des professeurs). De cette indétermination, de cette ouverture, vont naitre des relations différentes car non marquées par des attendus.

Une régulation sociale de l’espace en l’absence de règlement explicite

Les règles de fonctionnements et de coexistence n’ont pas été fixées au départ. Du partage sont nées quelques règles simples : pas de musique, pas de déplacement en courant, un calme minimum. La régulation s’effectue spontanément du fait de la présence même des adultes, et à la légitimité de chacun de pouvoir y faire ce qu’il a à y faire. Une forme de régulation sociale s’est mise en place, l’intervention d’un adulte se justifiant par son implication active dans le lieu lui même et non par une fonction de surveillance.

Le territoire est donc considéré comme neutre, n’appartenant pas spécifiquement à un groupe, puissance invitante ou tolérante

La porosité avec le bureau des enseignants permet bien sûr d’ancrer les lieux dans le lycée, sorte de présence inscrite rappelant la finalité scolaire. Les relations entre personnes sont également modifiées. La rencontre entre professeur et élève se fait dans un espace commun et légitime pour tous ; il n’y a donc pas d’empiétement dans un moment considéré comme protégé et sien. Dans l’autre sens, aller voir un professeur ne demande que de le croiser, et non pas d’aller le chercher dans sa « réserve » : on connait tous la tête de l’élève dans l’entrebâillement de la porte de la salle des professeurs…. Les adolescents utilisent aussi cette agora pour nouer entre eux des contacts à leur rythme, selon leurs modalités, et leurs propres besoins. Pouvant s’isoler et rester disponibles aux autres, n’étant pas contraints par une activité de groupe, ils peuvent reprendre pied tranquillement dans une relation sociale avec leurs pairs, qui conduit souvent à une demande d’intégration en classe. L’agora est, sans que nous l’ayons prévu, un espace d’apprivoisement mutuel, les adultes restant une présence rassurante régulatrice mais non contraignante. Cependant, la non-affectation contraint aussi à des ajustements difficiles à anticiper. Ainsi, le caractère scolaire initial, avec toutes les variantes envisagées, peut s’effacer au profit de détournements initiés par les élèves. L’agora peut devenir lieu de rendez-vous avant un départ vers la ville, premier point fixe vers des errances tout aussi prévisibles qu’ostensibles. Elle peut aussi être un espace de stagnation, de persistance dans des activités ne rapprochant pas de l’école. La relation passée, la confiance établie, la trace laissée par les activités partagées et l’ouverture de l’espace permettent une interpellation par l’adulte, sans doute souhaitée par les élèves. L’espace agora rend possible le maintien d’un lien avec les adultes, sans que ces derniers portent sur les errances ou les transgressions, un regard complice ou condescendant L’agora est donc un espace d’accueil, constitutif d’une relation pédagogique différente car adaptée, non pas par des dispositifs, mais par un environnement.

— Philippe Goémé

L’intégralité du texte, plus des photos et un texte de Nelly Steunou ci dessous en pièce jointe au format Pdf.

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